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Monday, March 20, 2006

La Ville des Pirates (1984)

*Originalement paru sur le site du Club des Monstres*

La VILLE DES PIRATES aka A Cidade dos Piratas aka City of Pirates aka Rustication Civitatis Piratarum - Raoul Ruiz, 1984, France/Portugal, 1h51


Un couple employant une domestique nommée Isidore (Anne Alvaro), somnambule et fantasque, passe d'une maison à l'autre sur la côte portugaise visiblement désertée. Leurs journées sont faites de dîners, de discours et de temps perdu, le père déclamant des fatalités ou des remarques anodines telles que "La guitare est le sel de la vie" en fixant son regard vers l'horizon, que viennent briser les vagues de la mer. Le couple ayant perdu un enfant, ils ont "adopté" Isidore. Toutefois, un enfant se nourrissant exclusivement d'ail (Melvil Poupaud), qui aurait semble-t-il massacré sa famille, fait irruption dans sa vie et sa mauvaise influence se fera bientôt sentir sur la servante.

NATURAL BORN KILLERS avant l'heure à la sauce Ruiz, LA VILLE DES PIRATES est un magnifique poème visuel, une somptuosité virtuose baignée par la musique orchestrale constamment présente de Jorge Arriagada, ce qui donne un ton décalé à l'ensemble, cette impression étant renforcée par le jeu plutôt théâtral des comédiens à l'exercice.

Produit par Paulo Branco, qui fait preuve d'un flair certain pour le génie onirique, et qui a en quelque sorte fait découvrir Ruiz à la France, le film est plein d'échos à L'ÎLE AU TRÉSOR, dans lequel apparaît aussi Melvil Poupaud. LA VILLE fait aussi partie de sa période "maritime" avec entre autres ce dernier et LES TROIS COURONNES DU MATELOT. Contre-plongées expertes, mouvements déstabilisants et des objets plein le cadre étaient déjà, à l'époque, devenus des marques de commerce du géant chilien.

On éprouve un certain trouble devant l'instabilité logique de la progression du récit, et la théâtralité du jeu sert probablement ici d'élément distanciateur. Ruiz écrivait les scènes à mesure que le tournage avançait, et avait chargé une équipe de croquer les îles et les éléments déchaînés; ceux-ci ont particulièrement bien fait leur boulot en capturant avec une maîtrise certaine l'horizon dans sa luminosité la plus sublime !

Le film met en vedette Anne Alvaro, actrice atypique étant collaboratrice de Romain Gary (LA JAVA DES OMBRES en ''83, À MORT LA MORT ! en '99) et fréquente inspiratrice chez Ruiz (RÉGIME SANS PAIN en '84). Elle a aussi fait une apparition dans LE GOÛT DES AUTRES en 2000, et son timbre de voix évoque immanquablement Isabelle Huppert.

À ses côtés évolue une autre énigme du cinéma français, Hugues Quester, qui a fait ses classes chez Rollin (LA ROSE DE FER en '73) et Chéreau (LA CHAIR DE L'ORCHIDÉE en '75). Avec un détour chez Léa Pool dans ANNE TRISTER ('86), chez Rohmer dans CONTE DE PRINTEMPS ('90) et chez Kieslowski dans TROIS COULEURS : BLEU ('93), on peut dire que son parcours est pour le moins déroutant. Sa gueule particulière et son air égaré en font une valeur sûre pour le rôle de schizophrène malhabile que Ruiz lui réserve.

Reste Poupaud, dont c'était la première apparition sur la planète cinéma, lui qui allait devenir une sorte de récurrence dans l'oeuvre de Ruiz, le retrouvant d'année en année entre un tournage chez Becker (ÉLISA en '95) et chez Rohmer (CONTE D'ÉTÉ en '96). Il apparaissait en adulte dans LE TEMPS RETROUVÉ en '99 et dans COMBAT D'AMOUR EN SONGE en 2000, donnant la fausse impression qu'il réservait ses apparitions à l'écran pour son maître et complice, Raoul Ruiz, forgeron de l'image déroutante, et véritable énigme cinématographique que l'on n'élucidera probablement jamais.